Ce sera l'occasion de déconstruire encore une fois le genre de discours véhiculé dans ce texte. En effet, à première vue, celui-ci semble s'appuyer sur une pensée pleine de bonnes intentions, mais aussi dangereusement en avance sur son temps et quelque peu déconnectée vis-à-vis de la réalité, notamment des aspirations légitimes de la majorité de la population ; une pensée d'extrême-gauche, en quelque sorte. Mais une analyse plus poussée montrera qu'il n'en est rien, en réalité.
Il est en effet à noter que ce texte semble se situer dans une logique de dénonciation de la normativité ; ce n'est pas forcément négatif en soi, mais c'est un point important, car la façon dont les psychanalystes parlent de l'autisme est souvent incohérente d'un texte à l'autre, voire au sein d'une même phrase. Ce n'est pas une exagération : certains psychanalystes parlent de l'autisme comme d'une maladie et prétendent qu'ils ont réussi à "guérir" des autistes, quand d'autres disent qu'il faut laisser faire - mais dans ce cas, parler de "soin psychique" devient une expression totalement vide de sens pour désigner une forme d' "accompagnement" qui peut être hautement préjudiciable. C'est ce genre d'incohérence rhétorique qui pose problème.
Bref, commençons l'analyse du texte :
Madame Marie-Arlette Carlotti,Je vous écris en ma fonction de psychologue clinicienne travaillant auprès d’enfants autistes au sein d’un institut médico-éducatif. J’ai lu votre Troisième Plan Autisme (2013-2017) et j’en ressors choquée et heurtée de découvrir la conception, au-delà de l’autisme, de l’être humain et de son appréhension, qui est développée au travers de ces pages. Un être humain qui est uniquement appréhendé sur un versant biologique et cognitif et que l’on ambitionne, à coup de « prise en charge précoce et intensive », via des « remédiations cognitives » et autres techniques cognitivo-comportementales de lisser et de formater afin qu’il devienne un bon petit humain bien adapté socialement.[...]
On retrouve ce bon vieux cliché, c'est-à-dire ce sentiment irrationnel de dégoût et de terreur sacrée qu'inspire au scientifique social français la moindre référence à la biologie ou à la génétique, et que l'on retrouvera dans le reste du texte. On objectera peut-être que la véritable raison de ce sentiment a pour origine les querelles de chapelle concernant les causes de l'autisme ; mais en même temps, je sais d'expérience que c'est un sentiment plus général et partagé dans ce milieu, donc le doute est permis, et il n'est pas impossible qu'il s'agisse ici d'un rejet sincère de ces disciplines. Peu importe le fait que, par exemple, le concept de neurodiversité s'appuie fortement sur la dimension biologique de l'être humain pour justement promouvoir l'acceptation des personnes autistes ! Il faut dire que ce mouvement vient d'autistes eux-mêmes et entre en contradiction avec la tordue logique psychanalytique (voir plus bas, pour une explication)...
A aucun moment il n’est mentionné l’intérêt, le souci pour le vécu psychique des enfants autistes, pour la recherche de leur bien-être à eux. Je souligne, « à eux », car l’orientation qui consiste à appréhender et à traiter l’enfant autiste via ses « troubles envahissants » est à l’inverse d’une recherche de leur bien-être. Faire disparaître lesdits « troubles » rend une personne, fréquentable car socialement adaptée, certes, elle répond aux attentes de l’Autre et tout va bien, dans le meilleur des mondes. En tant que professionnelle de terrain, je constate que ce que certains nomment troubles sont en fait des symptômes que l’on se doit d’accueillir, d’entendre : ils valent comme parole d’un sujet qui exprime un mal-être dans son rapport à l’Autre, à l’environnement, à son corps, comme l’enseigne la psychanalyse. Interpréter ces manifestations comme des symptômes est la première étape où l’on reconnait l’enfant autiste comme une personne ayant des émotions, des peurs, des angoisses, et non comme un robot-humain dont le système de connexion neuronale devrait être remanié car générateur d’erreur.
Ce paragraphe est probablement l'expression la plus pure de l'obscurantisme psychanalytique. Il consiste en gros à dire : "la psychanalyse a raison, c'est écrit dans mon texte sacré". Il témoigne d'une ignorance impardonnable envers ce qu'est concrètement l'autisme, tel que décrit aussi bien par les scientifiques que par les autistes eux-mêmes. L'autisme comprend en effet une forte composante sensorielle, qui ne peut être expliquée par le seul "rapport à l'Autre". De plus, on ne passe pas logiquement de "système de connexion neuronale" à "devrait être remanié car générateur d'erreur".
Cette attitude obscurantiste se retrouve dans toute la partie I, parfois de façon grotesque. Elle consiste à dire de façon voilée que les TCC ont tort, que la psychanalyse a raison, sans jamais présenter d'arguments convaincants en faveur de cette dernière. On trouve également cette perle :
[À ce propos, savez-vous que même dans l’agriculture, la culture intensive des fruits et légumes est remise en question?]
Hors sujet, mauvaise analogie.
La partie II est beaucoup plus courte et, sans même juger de sa véracité, repose toute entière sur l'argumentum ad capitalismum, chéri des pseudoscientifiques d'extrême-gauche, qui consiste grossièrement à dire "c'est commercial, donc c'est mauvais".
La partie III est tout aussi courte, c'est un classique d'argumentation psychanalytique pinailleuse, voire hors sujet, comme on en a vu ailleurs ; je passe.
La partie IV, bien que répétant les mêmes erreurs que les autres, est plus intéressante, mais il faut me laisser le temps de développer mon argumentation :
En ce qui me concerne, et cela se reflète dans d'autres articles de ce blog, je suis tout à fait libéral/libertaire/progressiste sur les questions de société - on ne devrait pas stigmatiser les gens parce qu'ils ont des pratiques qui ne rentrent pas dans la norme, tant qu'ils ne font de mal à personne, par exemple - mais je ne suis pas un libertaire naïf (stupide serait peut-être un terme plus approprié). J'entends par libertarisme naïf toute tendance qui vise à nier l'importance de valeurs communes pour vivre en société, et n'intègre pas la question du regard des "autres", de la "majorité normale", dans son raisonnement ; ceux-ci sont toujours ramenés à des individus pleins de préjugés qui n'acceptent pas la différence, alors qu'ils sont souvent juste ignorants et légitimement surpris par celle-ci, car c'est leur socialisation qui le veut ainsi. Eviter cet écueil du libertarisme naïf permet de mieux comprendre toute l'importance que revêt l'éducation. Celle-ci est ce qui permet d'acquérir des valeurs communes, de vivre ensemble, avec les autres, de ne pas être mis à l'écart, et aussi de s'ouvrir sur le monde pour se débarrasser de ses préjugés, idée qui devrait normalement parler à tout homme de gauche qui se respecte.
Paradoxalement à première vue, ce libertarisme naïf est donc le plus précieux allié d'une certaine forme de pensée droitière, comme vous allez le comprendre ci-après.
Car cette partie, de façon sincère ou non, tombe complètement dans le piège du libertarisme naïf. Sa conclusion est inacceptable. Refuser l'éducation d'enfants parce qu'on les considère comme inaptes ou manquant de volonté, c'est une pensée défaitiste, de droite, voire d'extrême-droite ; même le psychanalyste Alain Gillis s'en est rendu compte, et lorsque le Parti de Gauche a soutenu ce genre de discours dans un communiqué, il n'a fait que piétiner ses propres valeurs de gauche affichées. Sous couvert de rhétorique zozo pseudo-libertaire, ce genre de lettre ouverte véhicule des idées profondément anti-républicaines.
Evidemment, tout cela est drapé dans un langage rempli de bonnes intentions, c'est moi-même qui le reconnaît, et on y trouve même des idées qui ne sont pas fondamentalement mauvaises en soi ; mais elles sont soutenues par une logique psychanalytique fautive et absurde, comme l'idée selon laquelle l'autisme serait un "choix du sujet"...
La partie V n'est qu'un récapitulatif, particulièrement peu convaincant en tant que tel.
Dans l'ensemble, il se dégage du texte un parfum tellement corporatiste que celui-ci ne se distingue que peu des lettres ouvertes précédentes, si ce n'est peut-être par son caractère outrancièrement pro-psychanalytique, extrémiste ou caricatural, qui le rend encore moins convaincant. La ligne de défense de certaines des précédentes lettres était que l'on reconnaissait les nouvelles avancées concernant l'autisme, que la psychanalyse n'était, en fin de compte, plus tellement pratiquée, et que c'était surtout la "liberté de choix" qui était menacée ; a contrario, cette nouvelle lettre se complaît allègrement dans son obscurantisme, à tel point que la réputation de la psychanalyse ne peut qu'en sortir encore affaiblie.
Il serait peut-être temps que les psychanalystes se rendent enfin compte de la fracture sociale qui les sépare du reste de la population, qu'ils se rendent compte également qu'ils ne pensent pas comme le reste du commun des mortels et que ce fait mérite un nom, la logique psychanalytique, qu'ils soient davantage pédagogues dans l'expression de leur point de vue, sans quoi ils seront condamnés à disparaître... Enfin bon, ai-je un intérêt à leur faire ce genre de suggestions ?
En tout cas, que Marie-Arlette Carlotti ne se décourage pas : même si le troisième plan autisme reste encore très imparfait sur de nombreux points, les usagers ont toujours l'intention de le défendre, puisqu'à ce jour, la pétition pour défendre ses orientations a réuni près de 13000 signatures, ce qui est beaucoup plus que les pétitions de psychanalystes demandant son retrait. Ce qui n'empêche qu'il faille toujours soutenir et faire circuler cette pétition, bien entendu...